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Retour sur l’histoire de l’union soviétique, par Nicolas Werth
07/03/2019 - par Christian Delage
Nicolas Werth : « En Russie aujourd’hui, on en est à dire que le goulag a contribué à la mise en valeur des richesses de la Sibérie »
Retour sur l’histoire de l’Union soviétique. L’un de ses meilleurs spécialistes français signe une passionnante synthèse, « Le Cimetière de l’espérance ».
Directeur de recherche au CNRS jusqu’à sa retraite en 2015, Nicolas Werth est un des plus grands spécialistes français de l’histoire de l’URSS. Il publie Le Cimetière de l’espérance, série d’articles parus dans le mensuel L’Histoire entre 1981 et 2016, qui offrent une synthèse accessible des connaissances réunies dans ses livres fondamentaux (Etre communiste en URSS sous Staline,Gallimard, 1981 ; La Terreur et le Désarroi. Staline et son système, Perrin, 2007…). Ce recueil donne l’occasion de revenir avec lui sur la question, centrale dans son œuvre, de l’expérience concrète du totalitarisme dans la société soviétique. Entretien par Florent Georgesco, Le Monde, 16 février 2019.
L’un de vos axes est celui des « espoirs déçus », apparus, notez-vous, « dès les premiers pas du régime », en 1917…
Tout vient de ce que j’appelle le malentendu d’Octobre. Les bolcheviques ont été très malins, ils ont récupéré une révolution multiforme, qui venait des parties les plus diverses de la société (prolétariat, paysannerie, minorités nationales), en reprenant des mots d’ordre comme « Tout le pouvoir aux soviets », « Le contrôle ouvrier », « La terre aux paysans », nés bien avant octobre et qui ne correspondaient pas à leur programme. Ils ont très rapidement mis Ils ont très rapidement mis le holà à ces aspirations à la liberté et à l’autonomie.
La terreur naît en réaction à cette déception…
Oui, dans la mesure où elle ne s’exerce pas seulement envers les ennemis traditionnels, les classes possédantes, mais, à une très grande échelle, envers les masses populaires qui se sentaient trahies etse révoltaient.
Sur la question paysanne, Lénine finit cependant par reculer…
Il instaure en effet la NEP [Nouvelle Politique économique, qui libéralise en partie les échanges] en 1921, quand il comprend, face aux famines et aux révoltes, que la collectivisation systématique ne marche pas. Mais c’est une sorte de sursis accordé aux paysans. Staline reprendra la politique de collectivisation fin 1929, avec une violence incroyable.
Que représente le monde paysan dans la Russie de 1917 ?
85 % de la population. Les paysans resteront majoritaires jusqu’à la fin des années 1950 – ils tombent en dessous des 50 % au recensement de 1959. Quand on a cela en tête, on comprend que la grande confrontation est là. Pour l’immense majorité de la population soviétique, le grand tournant est moins 1917 que 1929-1930. Les paysans sont expropriés, obligés d’entrer dans des structures collectives où plus rien ne leur appartient, où ils ne peuvent plus circuler sans autorisation. C’est, à leurs yeux, un second servage [le servage avait été aboli en 1861].
Cela fait partie de ce que vous nommez « la violence permanente exercée par le pouvoir contre la société », dont l’un des bras armés est la police politique, la Tcheka, ancêtre du KGB. Vous consacrez un chapitre à son premier responsable, Félix Dzerjinski (18771926), qui a été l’un des symboles du régime tout au long de l’histoire de l’URSS…
Sa gloire était immense. Une fois qu’on a reconnu les « excès » de la police politique sous Staline, on a dû revenir à la pureté des origines, et il est apparu comme une figure tutélaire. J’ai vécu presque quinze ans en URSS, dans les années 1970-1980, et je me souviens qu’on le voyait partout. Plus de cent biographies lui ont été consacrées. On les trouvait dans tous les magasins. Il y avait même des livres pour enfants – il était censé être « l’ami des enfants ». C’était le bras armé de la révolution, son protecteur. Il luttait contre les méchants. Il n’était pas question, bien sûr, de la terreur qu’il a organisée envers le peuple lui-même. On le présentait au contraire comme un héros de la lutte contre les ennemis du peuple.
Qui y croyait ?
Cela dépend des périodes. Mais, globalement, la société avait intégré l’idée qu’il fallait lutter contre les ennemis intérieurs et extérieurs. Ceux qui se montraient le plus sceptiques considéraient qu’était arrivée au pouvoir une bande d’imposteurs, que ce n’était pas le vrai communisme. Ce qui caractérisait le système, c’était l’enfermement, l’impossibilité d’imaginer autre chose. Il n’y avait aucune extériorité. L’alternative, c’était quoi ? Le retour du tsarisme ? Alors, il fallait inventer une explication.
On pouvait, aussi, ne croire à rien, pas même à un communisme idéal…
Il est vrai que, sous Brejnev [à la tête de l’URSS de 1964 à 1982], mettons, il n’y a plus guère de croyants. Le cynisme est complet. Même le parti n’a plus rien à offrir : la nomenklatura s’est déconnectée des militants de base et le système est bloqué, il n’y a plus de circulation. L’organisme entier se dessèche.
L’économie est à l’arrêt…
C’est ce qu’on a appelé la « grande stagnation ». Les magasins étaient vides – j’ai bien connu ça, à l’époque. D’où une démotivation générale : à quoi bon se donner du mal, s’il n’y a rien à acheter ? On pouvait travailler autant qu’on voulait, on n’obtiendrait jamais, par exemple, ce qui était le sommet du désir : la voiture individuelle. Non seulement elle était chère, mais il fallait se mettre sur une liste d’attente où ce n’était pas l’argent qui comptait, mais les passe-droits.
Et, pourtant, on constate aujourd’hui en Russie une nostalgie de l’URSS, entretenue par le pouvoir…
Oui, mais on ne met en avant qu’un aspect. Le communisme est évacué, au profit de la dimension nationale. Ce que l’on glorifie, c’est l’URSS comme grande puissance, avec une focalisation permanente sur la Grande Guerre patriotique. On en est à dire que le goulag a contribué à la mise en valeur des richesses de la Sibérie. Le résultat, c’est que les nouvelles générations connaissent très peu l’histoire soviétique. Bien sûr, il y a quelques très bons historiens russes, et il suffit de les lire. Simplement, leurs livres sont tirés à 500 exemplaires et ne vont jamais au-delà de Moscou et Saint-Pétersbourg.
Retournez-vous en Russie ?
Oui, sauf que j’en ai été expulsé en août 2018. J’étais en Sibérie, avec mon ami le photographe polonais Tomasz Kizny, pour travailler à un film sur le goulag que réalisera Patrick Rotman. Nous devions rester un mois. Au bout de quatre jours, nous avons été déclarés persona non grata. Le problème n’était pas notre travail sur le goulag, ils le connaissent depuis des années, ils s’en fichent. Mais il se trouve que nous avons l’un et l’autre publiquement protesté contre l’emprisonnement de deux historiens de l’association Mémorial [la principale ONG russe de défense des droits de l’homme, qui travaille particulièrement sur la mémoire du totalitarisme soviétique], Youri Dmitriev et Oïoub Titiev. L’association subit des attaques de plus en plus graves. Ils m’ont dit que je ne faisais pas mon travail d’historien mais du journalisme, parce que j’avais écrit un article dans Libération sur Dmitriev. Tomasz a écopé de dix ans d’interdiction du territoire. Moi c’est « jusqu’à cinq ans ». Je suis censé me tenir à carreau pendant ce temps.