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Le silence d’Emma Gonzalez, par Christian Delage
31/03/2018 - par Christian Delage
Washington, DC, 24 mars 2018.
Parmi les nombreuses manifestations organisées aux États-Unis par le mouvement « March For Our Lives », celle qui se tient dans la capitale fédérale rassemble des centaines de milliers de manifestants.
Sur l’estrade dressée Pennsylvania Avenue, les orateurs se succèdent. Emma Gonzalez, la lycéenne de la High School Marjory Stoneman Douglas (Parkland, Floride), rescapée de la fusillade du 17 février 2018, et qui s’était alors fait remarquer par une vigoureuse intervention contre les marchands d’armes (https://www.youtube.com/watch?v=ZxD3o-9H1lY), s’avance à son tour.
Elle a rédigé un papier qu’elle tient bien devant elle. Elle le lit, en commençant par évoquer une durée, « 6 minutes et environ vingt secondes », le temps qu’il a fallu au tueur pour ôter la vie à 17 de ses camarades. Elle trouve un mot pour évoquer chacun(e) d’entre eux, et dit avec une colère rentrée qu’elle ne les reverra plus.
https://www.youtube.com/watch?v=u46HzTGVQhg
Soudainement, elle s’interrompt. Elle ne dit pas la raison de cet arrêt. Elle fixe l’horizon, avec la foule au premier plan et, au loin, le capitole. Elle baisse les yeux, quand elle ne peut empêcher les larmes de couler sur son visage.
Les spectateurs croient devoir l’encourager, craignant qu’elle ne soit brisée par l’émotion. Sur sa gauche, une personne vient lui chuchoter quelque chose. Elle reste impassible.
Tout à coup, l’alarme de son téléphone portable sonne. Cela fait exactement 4 minutes et 25 secondes qu’elle s’était interrompue. Elle reprend la parole :
« Depuis que je suis arrivée ici, 6 minutes et vingt secondes se sont écoulées. Le tireur a cessé de tirer et s’apprête à abandonner son fusil. Il se mêle aux étudiants qui s’enfuient et marche, libre, pendant une heure, avant d’être arrêté. Battez-vous pour vos vies, avant que quelqu’un d’autre ne le fasse »
Emma Gonzalez a eu deux idées magnifiques : elle a d’abord ajusté le temps de sa présence sur scène à la durée du crime commis à Parkland. Puis elle a brisé la continuité de ce temps par un long silence, imposant ainsi un suspens méditatif.
Dans un bel article, Rebecca Mead compare le visage d’Emma à celui de Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc (Carl Theodor Dreyer, France, 1927).
Elle écrit : « La défense de Jeanne face à ses inquisiteurs est en grande partie muette : lorsqu’on lui demande de décrire Saint Michel, qui, dit-elle de manière blasphématoire, lui est apparu, elle s’efforce de s’abstenir de toute réponse verbale, son silence évoquant une compréhension dont la sainteté était plus grande que la leur ».
Le silence d’Emma Gonzalez est une cinglante réponse politique au bruit des armes et à la fureur de ceux qui les vendent en corrompant les représentants élus de la nation. Il redonne de la profondeur historique à l’instant présent, en appelant à un travail de mémoire et de réflexion. Il revitalise le sens, singulier et conjugué, du mot et de l’image, en rendant à chacun sa puissance d’expression et sa pérennité.
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